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Le silence de la désalpe

 

Rindyà

 

Au commencement était le meuglement

Un vagissement d’enfance presque humain

Un cri de nature et de lait d’herbes et de montagnes

 

Reine des prés Ancolie Centaurée Benoîte autant de noms

Pavot Oseille Digitale Joubarbe Grande Berce autant de noms

Potentille Saxifrage Silène Pensée mais de quoi parle-t-on ? 

 

Et les montagnes dent de Corjon de Lys de Savigny le Chevreuil 

Gumfluh le Chamois un peu plus loin

Le chamois bien sûr cette ballerine funambule

Qui danse sur les crêtes sur l’émail des monts

Loin de ce monde pasteurisé pâtre pasteur qui mène paître le troupeau

 

Il faut donc les abandonner aux chasseurs ces bêtes carnassières les chasseurs je veux dire

Elles viande sucrée des escarpements des éboulements

Elles si féline sur la dent du chat sur la dent-de-lion 

Elles acrobates de l’espace où nous ne piétinons lourdement que la terre 

 

L’or blanc de l’hiver neige flocon tant de matières qu’aucun nom ne les peut toutes nommer

A laissé place à l’or de l’été lait or blanc lait de nos pis

Aller de nos pis ces sources de jouvence parées d’un doux duvet

Une tiédeur animale que brisera bientôt la fressure avant la table des nobles et des paysans

 

Au commencement était le silence puis le verbe 

Et le verbe était veau vache génisse

Et le verbe était Simmental Holstein Hérens Grise rhétique

Pour que le verbe précisément se fasse fleur se fasse bovin se fasse fleuve

 

On avait connu la poya

Une certaine placidité une évidente lenteur non à cause de la pente

Non qu’il faille mettre un sabot devant l’autre et que cela grimpe raide

On en a vu bien d’autres et de plus dures

 

Monter à l’Alpe est un sacerdoce 

Un effort dont on pourrait se passer mais aller bon il faut y aller

Il fait déjà presque trop chaud et plus que contre la pente et les cailloux qui ravinent et rigolent

C’est contre les mouches qu’il faudra lutter

 

Mais aussi bientôt le combat pour faire sa place pour être reine

Il faut aiguiser ses cornes garder de l’énergie se refaire au sentiment de liberté

A l’idée que les hommes nous ont un peu abandonnées

A tout ce qui nous a rendues prisonnières mais aussi et surtout à ce confort qu’on finira par oublier

Murs de parpaings entre les boxes le fenil la grange la fosse à purin

 

Au commencement étaient les cloches mol bémol dur majeur mineur

Qu’importe finalement cette apparente incohérence de tonalités

Elles se parlent se répondent dialoguent mieux que savent sans doute le faire les hommes

Pour dresser la hiérarchie du troupeau

 

 

Les voilà à la désalpe maintenant rindyà et c’est un fleuve en effet un torrent

Pressé odeur d’étable d’humains de replis d’hiver et de paille

Et leurs sonnailles qui croissent jusqu’au brouhaha

Que renient les citadins en quête d’une montagne toute de silence

 

Les cloches ne sont pas qu’aux églises ou aux navires

Les montagnes touchent le doigt de Dieu les tables de la loi

Et les vaches sont des églises ou des îles chacune à leur façon

Naviguant solitaires et solidaires dans l’océan de l’alpage

 

Il est vrai que la disharmonie semble régner que ni Mozart ni Messiaen 

N’ont pris refuge dans le troupeau

Ils auraient baissé corne à la première note

A la première échauffourée sur la partition du pâturage 

 

Ce n’est de fait qu’une autre forme d’organisation

Une autre forme d’euphonie un jeu complexe de ding et de dong

Le règne d’un désordre où le miracle se fait symphonie

Où la mélancolie nous prend au cou pour tordre nos croyances musicales 

Ou nos croyances tout court 

 

Cet apparent capharnaüm évoque une certaine rondeur

Dans ce chaos chaque cloche engendre sa note do ré mi fa

Elles jouent de leurs dièses sur plusieurs octaves

Croche double croche noire blanche fribourgeoise vaudoise sol la si do

 

Leur retour rindyà évoque une messe un office aux orgues hauts

Un oratorio en mouvement qui salue la fuite

C’est la République en marche des vaches des troupeaux

Après le combat le calme pour mieux combattre pour mieux tout recommencer

Pour que le cycle de la vie jamais ne s’arrête

 

 

On les a cru bêtes et elles l’étaient bêtes

Mollement intéressées au passage du train l’œil bovin

Par la force des choses l’œil bovin crétin de train

Elles dont la transhumance se passe de rails 

 

Elles ont quatre estomacs mais savent-elles manger

Comme les lombrics qui ont sept paires de cœurs mais savent-ils aimer

Auguste père du positivisme Comte

Auguste qui les voulait carnivores pour les mettre à hauteur d’homme

 

Auguste Comte mon ami Auguste clown du positivisme

Qui voulait tuer toute espèce inutile amour de vieil adolescent peut-être aussi Clotilde

Tiens un nom qui pourrait seoir à une vache

Tout ce qui n’était assujetti et façonné par la main de l’homme

Afin de déifier les bêtes par nous contraintes à l’ultime saut

 

Les faut-il toutes nommer catalogue de la peur

Avarice de la parole pour ne rien perdre tout garder

Musée du ridicule des collections de la poussière

Et Dieu sait que j’aime les musées pour leur silence et les étymologies que j’y traque

 

La blanche Pâquerette Muguette Gentille autant de noms

Capucine Margueritte Blondine ou Joyeuse autant de noms

Bergère Princesse la Noire Blanchette mais pour dire quoi ?

Hormis nommer les gens et les choses pour croire les comprendre ou les posséder

 

Et si Dieu était une vache ? 

 

Il ne suffit pas de se coucher contre la joue du bœuf pour prétendre à l’holocauste

Ni de s’agenouiller devant l’agneau que l’on braise à la douce flamme du feu

Pour le reste c’est nous qui sommes âne Marie ou Josèphe 

Et grand bien nous fasse de gagner un peu en ignorance et en spontanéité

 

Les voilà qui arrivent enfin rindyà

Plus pressées qu’on aurait pu l’imaginer rindyà

C’est une course folle un trot forcené retenu mais forcené rindyà

Folle course vache folle peut-être rindyà

 

Et tout n’est plus que bruit montagnes qui s’entrechoquent

Terre ciel nuages mer de semences qui ondulent et brisent la quiétude des mois d’été

Chemins champs herbes routes asphalte hurlant orages

La désalpe pour dire le retour pour dire la ferme l’hiver bientôt venu le calme revenu

 

Il y a là une violence de tempête de catastrophe naturelle de torrent sauvage

Un tel vacarme que le silence s’est fait qu’on ne peut l’endiguer

Un tel vacarme que le silence lui-même s’est tu qu’on ne peut le contraindre

Beuglements mugissements fracas de sonnailles à en devenir sourd

 

Et si dieu était une vache juste un peu plus présente plus bruyante plus marquante ?

 

Il suffit les voir dans l’arène pour comprendre

Pour comprendre que le panthéon que l’Olympe sont des lieux de vie et de mort des lieux de lutte

Et comme la vie prime toujours sur la mort cornes basses certains dieux se retirent

Se soumettent au lendemain à la vie paisible du pâturage 

 

La corrida n’aurait pas de sens ici

Le combat est entre vaches et vaches entre reines et reines entre reines et prétendantes

Jamais contre les armaillis qui sont d’une autre race d’un autre peuple

Ni tout à fait maîtres ni esclaves bien sûr mais d’une caste indéterminée

 

L’armaillis est le roi Lear des Alpes et la vache sa folle son fou ou sa folie seulement peut-être

Mais Lear aussi la reine la vache sans orgueil sans corne

Au débotté de ses sabots les sabots dans la bouse

Lyre pour chanter le monde et le ranz les fleurs et les agrumes rindyà

 

Chuuutttt !!!! Silence silence… silence….

Il faut se taire maintenant et écouter ce monde

La parole intérieure des cloches qui résonnent en nous

La parole des vaches nos sœurs nos amours silence… silence….

 

Au commencement était le meuglement

Un vagissement d’enfance presque humain

Un cri de nature et de lait d’herbes et de montagnes

 

Reine des prés Ancolie Centaurée Benoîte autant de noms

Pavot Oseille Digitale Joubarbe Grande Berce autant de noms

Potentille Saxifrage Silène Pensée mais de quoi parle-t-on ? 

 

Les voilà reparties parking vide le temps s’espace

L’espace se rétrécit s’amenuise le brouhaha s’estompe fuit

Met des points d’exclamation sur le village des points de suspension sur le paysage

Un éternuement et déjà la vie s’arrête prête à reprendre

 

J’essuie mes lunettes toute embuées

Filet de rosée de papillons elles ont collecté

La vapeur des bêtes lors de leur folle descente 

Une sueur animale une sueur qui fait du bien contre laquelle vouloir se lover

 

Il y a là des caresses qui se perdent qui se désirent s’échangent

L’animal est plus qu’animal la bête plus que bête

Un égal une amante qui part maintenant d’un trot égal

D’avoir été close le temps d’une parole pour évoquer l’amour

 

Il est des défaites victorieuses comme des victoires inaudibles ou inabouties

J’ai cru être dans la mer des Sargasses et à la désalpe vouloir parler de dévalaison

Mais quelle différence les civelles vont par les champs quel que soit le nom qu’on leur donne

 

 

Bien sûr tout cela n’est qu’une façon de lutter contre la mort

Une façon de toucher à l’éternité de perdurer hommage à ma mère

Et en tes veaux et en les veaux de tes veaux

Je continuerai d’exister dans le silence des armaillis et dans le cœur des hommes

 

Philippe Constantin

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